Sacré metal: étude d’un genre edit

30 avril 2024

Avis aux mélomanes ! Metallica, Gojira, Black Sabbath, Sepultura : si ces noms de groupes qui se terminent en « a » ne vous disent rien, vous allez beaucoup apprendre. Ajoutons, avec d’autres terminaisons, AC/DC, Motörhead, Iron Maiden, Guns N'Roses, Rammstein, Judas Priest, Slipknot. Si ces noms évoquent seulement un déluge de décibels et des bizarreries vestimentaires vous manquez quelque chose. Si vous êtes déjà fan, néophyte ou simple curieux, poursuivez aussi la lecture. Par cette activité vous vous rapprochez de la communauté. Car les métalleux (les amateurs de metal - heavy metal en anglais), sachez-le, lisent aussi beaucoup à leur sujet. Rien de ce qui a trait à leurs groupes, à leurs festivals, aux multiples rebondissements de leur histoire et de leur actualité ne leur échappe.

Profitons de la sortie d’un essai signé par un grand nom des sciences sociales et d’une exposition « Metal. Diabolicus in musica » qui se tient à la Philharmonie de Paris (consécration notable) de avril à septembre 2024 pour faire quelques observations[1]. Et (qui sait ?) pour éveiller quelques tentations ou vocations.

Metal, késako ?

Mais de quoi parle-t-on ? Un peu comme le mouvement punk, un peu plus jeune, le metal connaît actuellement une phase de célébration et d’institutionnalisation[2]. Un long débat serait nécessaire pour bien différencier les deux domaines et leurs sous-domaines, avec leurs courants complémentaires ou concurrents, mais ceci nous emmènerait trop loin, avec des controverses doctrinales trop spécialisées[3]. Simplement dit, les frontières entre punk et metal, tout comme les frontières entre les différentes sous-familles de metal (death metal, black metal, glam metal, viking metal, metal progressif, metal industriel, etc.), ne sont pas définitivement établies. Elles existent d’abord pour prêter à l’inventivité et aux discussions infinies des metalologues patentés. Le tout façonne, comme on dirait en théorie des organisations, une anarchie très organisée. Plus précisément, c’est un chaos virtuose, avec des spécialités très variées.

Pour aborder ces multiples subdivisions du metal, une analogie avec les disciplines des science sociales se légitime. Raymond Boudon observait que « les frontières entre les sciences humaines sont aussi artificielles que celles de l’Afrique, et aussi âprement défendues »[4]. La formule vaut aussi au sujet des musiques extrêmes, que Boudon ne goûtait pas forcément, avec leurs infinies ramifications.

Du côté metal, les spécialistes et les exégètes – car une expertise existe et se révèle particulièrement dynamique – ne s’accordent ni sur une définition indiscutée ni sur une date de naissance précise. En gros, et au risque de fâcher les meilleurs connaisseurs, on peut dire que le terme metal indique tout l’univers musical de ce qui, dans les années 1980, était appelé, dans le grand public, hard rock. Avec ses hurlements gutturaux et ses personnalités caricaturalement grimées, ce monde bizarre entretient un lien particulier avec le surréalisme, un surréalisme outrancier gratifié d’amplificateurs à plein volume.

Globalement, le genre a plus de cinq décennies d’existence. Jeune quinquagénaire ou presque sexagénaire, ceci se débat. Des commentateurs trouvent dans le rythme et la voix de la chanson « Helter Skelter » (1968), des très classiques Beatles, de premières explosions qui feront des racines. Des sources mentionnent plutôt des germes, toujours à la fin des années 1960, chez d’autres groupes extrêmement réputés tels Led Zeppelin, les Who, ou Deep Purple. La première occurrence de l’expression « heavy metal » (au sujet de motos) se repère dans « Born to Be Wild » (1969) de Steppenwolf, un titre que tout le monde a entendu, utilisé dans le film Easy Rider, de et avec Denis Hopper et Peter Fonda, « road trip » de deux motards épris de liberté à travers les États-Unis.

D’extraction britannique et américaine, un peu comme tout le rock et toute la pop, le metal s’étend maintenant aux quatre coins de la planète, avec une diaspora mondialisée, un emploi globalisé de l’anglais et des groupes brésiliens ou coréens qui marchent très bien. Il y a des origines ouvrières et prolétariennes chez ceux qui le font, et une écoute dans une population plus dotée économiquement. Au départ c’est une sorte d’art populaire apprécié aussi par des élites à QI élevé. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, comme son cousin punk, d’être développé pour choquer la bourgeoisie et d’être, de fait, beaucoup écouté par des bourgeois.

Le centre du metal se dégage aisément, avec ses groupes iconiques. Mais sa périphérie est assez large. Communauté, culture, scène : ces trois termes désignent un univers artistique de musiques (le pluriel importe), mais aussi de graphismes (les couvertures des albums sont particulièrement travaillées) et de costumes (les stars du milieu se reconnaissent aisément). Dotée d’une riche iconographie inventive, le mouvement a aussi son signe de ralliement. On parle du « signe de la bête », du « signe du diable », du « signe des cornes », formé par un poing fermé dont seuls l'index et l'auriculaire sont tendus. Le metal a ses danses individuelles, tels le « headbanging » consistant en violents mouvements de la tête en cadence avec la musique. Il a ses chorégraphies collectives, comme le « mosh pit », avec de grandes vagues, lors des concerts, pendant lesquelles tout le monde se pousse, hystériquement et joyeusement. Pour être violent, tout ceci se veut d’abord amusant. Chacun ses goûts dira-t-on.

Rempli de noirceur survitaminée, avec une extravagance revendiquée, le metal a longtemps été méprisé comme vulgaire, dédaigné comme outrageusement codifié, relégué comme pernicieux et immoral. Certaines de ses tendances et de ses dérives ont fait l’objet de condamnations. Vilipendé comme incitation des jeunes au suicide, le mouvement a également rencontré des critiques et des réserves pour son antichristianisme, son paganisme et le penchant avéré de certains pour les formes les plus graves du totalitarisme. Des procès ont défrayé la chronique. Des faits très graves également, comme ce qui a entouré le groupe norvégien Burzum, avec incendies d’église et meurtres[5].

Généralement les groupes se disent apolitiques, mais il existe quelques incarnations très droitières, avec, à l’extrême, des néonazis revendiqués[6]. Une partie bien plus consistante des artistes est cependant clairement engagée à gauche et dans l’écologie. Les textes et propos gauchistes et anticapitalistes abondent. De toutes les manières, tout ce petit monde apprécie l’ambivalence et ne rechigne pas au scandale, un point commun résidant dans l’exécration du puritanisme.

Le metal n’est pas un genre unifié, encore moins une église d’un seul bloc. D’ailleurs, l’exposition de la Philharmonie à Paris le présente en sept chapelles, chacune ayant ses dissidences et ses frictions.

Une sociologie du metal

Passons l’histoire, les controverses, les querelles et les vraies affaires. Bruit pour certains, mode de vie pour d’autres, le metal trouve, avec Hartmut Rosa des lettres de noblesse sociologique. Avec un essai consacré à la question, traduit en français en 2024, il ne redore pas uniquement le blason d’un genre. Il en montre l’importance[7]. Qui sont les musiciens ? Que font-ils ? Qui sont les fans ? Pourquoi le sont-ils tant ? Qu’est-ce que la musique leur fait ? Connu en particulier pour ses travaux sur l’accélération (dans tous les domaines et pas seulement dans les rythmes musicaux), le sociologue allemand, qui se fait aussi musicologue, analyse un univers et sa propre passion pour ce genre musical, avec ses multiples sous-genres.

Dans un essai érudit et haltant, globalement débarrassé de l’habituel sabir disciplinaire et doté d’un utile glossaire, il analyse le phénomène, sous ses aspects sociologiques et liturgiques. L’univers metal se distingue avec ses rites, ses danses frénétiques, ses codes, ses costumes, ses couvertures, ses cultes, ses lieux de rassemblement, ses pèlerinages, ses reliques. L’attirail du métalleux se repère avec des T-shirt au nom des groupes préférés, des vestes customisés, quelques clous, une bonne dose de provocations, des distinctions selon les différentes sous-familles metal auxquelles il veut faire montre de son appartenance. Le profane n’y comprend pas grand-chose. La bourgeoisie culturelle conservatrice, pour reprendre une expression de Rosa, s’en dégoûte depuis l’origine. Les critiques plus fondées relèvent ésotérisme et occultisme de pacotille, satanisme problématique, excès préoccupants.

L’univers metal est très majoritairement masculin, même s’il se féminise. Habituellement viriliste et misogyne, le milieu et ses groupes font aussi souvent preuve d’androgynie. Le metal apprécie l’ambiguïté et la provocation.

Le peuple metal se croise et s’étudie lors des concerts et des festivals, dans des configurations underground ou à l’occasion de rassemblements colossaux comme le célèbre Hellfest qui se tient traditionnellement au début de l’été en Loire-Atlantique, réunissant maintenant des centaines de milliers de festivaliers.

Puisque le metal a plus d’un demi-siècle, ses fans ne sont plus tous très jeunes. À l’excentricité des chevelures (pour les messieurs porter les cheveux longs et les secouer en rythme est presque de rigueur), s’ajoutent nombre de cranes gris et dégarnis. Ce vieillissement fait mentir une sentence de Lemmy Kilmister, leader de Motörhead et figure tutélaire du metal, selon qui le rock and roll (il ne faisait pas la différence avec le metal) serait « la musique pour emmerder les parents ». Reste à savoir si le rap tient aujourd’hui ce rôle, mais c’est une autre histoire. Signalons juste cette attaque générationnelle par les Wampas, groupe punk ouvrier, qui chantent « C'est pas moi qui suis trop vieux. Votre musique c'est vraiment de la merde ! ». Bon, ils disent aussi « Mes enfants écoutent Booba, ils ont le droit ».

Culte collectif et importance personnelle

Revenons au metal. Son peuple reste plutôt masculin, blanc, mais plus vraiment jeune. Il rassemblerait des gens plus heureux, mais aussi plus dépressifs, et – chose étonnante – plus calmes que la moyenne de la population.

La population fréquentant l’exposition de la Philharmonie de Paris comprend des abonnés un rien interloqués devant tant de kitch, quelques métalleux en tenue traditionnelle, mais aussi, voire surtout, des personnes des deux sexes que rien ne permet de repérer comme amateurs de la matière. Les « metal studies » apprennent aux profanes et aux critiques que le peuple métalleux n’est pas fait de pouilleux décérébrés, mais de gens plus diplômés que la moyenne, dévoreurs de tout ce qui concerne leurs idoles.

Respectueux et vénérateurs, les membres de cette communauté se rassemblent dans la liturgie et la ferveur des concerts. Ils disent ne pas croire en Dieu, mais ils sont fréquemment dans l’adoration et l’exaltation. Ils aiment la provocation contre les ordres établis. Mais ils font preuve d’une extrême religiosité. Adaptant un de ses fameux concepts, Rosa souligne la « résonance profonde » entre les fans et leur musique, avec eux-mêmes et avec le monde. Expérience intense, intérieure et collective, cette atmosphère culturelle moderne constitue une dimension essentielle de leur existence. Le déluge de décibels est chose capitale pour eux, sonorité infâme pour ceux qui ne sont pas sensible à ces mélodies, à ces accoutrements et à ces regroupements. Rosa l’écrit : « Le heavy metal est de l’énergie pure qui relie le physique et le spirituel, l’intérieur et l’extérieur ; il touche le corps à travers les oreilles et donc à travers l’âme ». L’auteur va jusqu’à dire que les concerts sont des « moments épiphaniques » et que les groupies trouvent, dans ce milieu, une « sécurité ontologique ».

Le metal ce sont des vibrations que nous éprouvons physiquement et que nous apprécions différemment. Il se vit intensément, en particulier lors de concerts qui relèvent de la forme du spectacle total. Qui n’a pas assisté une fois à un concert de Rammstein, ne se rend pas forcément bien compte de la puissance de la musique, de la force de la pyrotechnie, de la virtuosité des artistes, du niveau de complicité avec le public et, également, des graines d’humour qui ponctuent ces moments[8]. Sur ce plan du rire et des sourires, notons la profusion de groupes parodiques, de titres et d’attitudes autoparodiques[9] et, plus globalement, l’importance du bonheur d’être ensemble. La communauté a ses communions qui, avant tout, font plaisir.

Ce monde est étudié, au-delà du seul Rosa, par des passionnés investis dans les « metal studies ». Il existe même une International Society for Metal Music Studies (ISMMS)[10], avec une revue à vocation académique, Metal Music Studies, publiée depuis 2015. On ne saurait envisager un concours d’agrégation spécialisé ni des laboratoires de recherche totalement dédiés. Cependant des chercheurs enthousiastes font incontestablement œuvre sérieuse et utile. En France, on peut citer l’anthropologue Corentin Charbonnier, commissaire de l’exposition à la Philharmonie, au doctorat sur le Hellfest[11]. Afin de synthétiser et de provoquer un peu, on pourrait dire que les gender studies se pensent totalement sérieuses et se prennent extrêmement au sérieux. Les metal studies, avec infiniment moins de chercheurs, se prennent, elles, moins au sérieux et traitent de sujets tous sérieux.  

Rosa décrypte lui, en quelque sorte, une grande famille, au timbre lourd et brutal, longtemps dénigrée pour sa musique supposément indigente, son ambiance sataniste, ses paroles bêtement noires pour crises existentielles adolescentes (mariage de jours et de nuits, d’anges et de démons, « habituellement niveau cour d’école » écrit l’auteur). Sans mettre de côté des dérives, il décrit une culture, bruyante et haute en couleurs, globalement sympathique, à sensibilité singulière. Disséquant, les groupes il y voit des formations sociales, fragiles et complexes, fascinant les fans. Un peu comme la famille royale d’Angleterre, pourrait-on dire, le bruit en plus.

L’ensemble de cette communauté bien plus souriante que grinçante voit triompher l’industrie capitaliste culturelle, en remplissant des stades et en vendant des dizaines de millions d’albums. Les férus de metal, de ses dérivés et de son merchandising, dépensent des sommes, au total, considérables qui constituent une bonne part des recettes musicales.

Comme les fans de football mais aussi un peu comme les fans de politique, les experts aiment les discussions sans fin, les moments partagés, l’expression de préférences marquées. Les expériences ne sont pas de même nature, mais elles se ressemblent. Comme les grands amateurs de musique classique, les vrais amateurs de metal aiment des œuvres, et pas uniquement des titres. Ce sont peut-être des expériences totales, surtout, ce sont des expériences primordiales aux yeux, et aux oreilles, de ceux qui les vivent.

Pour Rosa, le metal élève l’âme, jusqu’aux larmes, et cette forme de romantisme contemporain nous transforme. Que ceux qui ne connaissent pas ou qui n’apprécient pas tentent ou retentent l’expérience.

 

[1]. Signalons, d’emblée, le beau catalogue de cette exposition : Milan Garcin, Corentin Charbonnier (dir.), Metal. Diabolus in musica, Paris, Éditions de la Philharmonie/Gründ, 2024. Il faut lire aussi le hors-série des Inrockuptibles paru à cette occasion : « Metal : 50 ans de contre-culture et de puissance » (avril 2024).

[2]. Sur le punk, voir Julien Damon, « Faut-il célébrer les punks ? », Telos, 25 octobre 2016.

[3]. Pour avoir une idée de la richesse des courants, au moins dans la variante punk, il faut écouter au moins une fois dans sa vie l’émission « Détruire l’ennui » sur Radio libertaire.

[4]. Raymond Boudon, Le Juste et le Vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, Fayard, 1995.

[5]. Voir, plus largement, Baptiste Pilo, Un feu dans le ciel nordique. Le Black Metal en Norvège (1991-1999), Paris, Riveneuve, 2022.

[6]. Pour une analyse générale voir Stéphane François, La musique europaïenne. Ethnographie politique d’une subculture de droite, Paris, L’Harmattan, 1996.

[7]. Hartmut Rosa, No fear of the Dark. Une sociologie du heavy metal, La Découverte, 2024.

[8]. Afin de bien se rendre compte, le comité éditorial de Telos, dans son entier, se rendra au concert de Rammstein le 15 juin 2024 à Lyon.

[9]. On peut, dans cet ordre, compter le groupe français Ultra Vomit et le virage metal du chanteur pour enfants Henri Dès. Henri « death metal » revisite ainsi ses titres dans des compositions qui font sourire le milieu et qui font plaisir au chanteur.

[10]https://metalstudies.org/

[11]. Pour un recueil de travaux français de recherche metal voir Corentin Charbonnier, Julien Goebel, Émilie Salvat (dir.), French Metal Studied. Approches différenciées des acteurs et des publics, C. Carbonnier, 2020.