Catalogne: le monde d’après, et le monde d’avant edit

14 mai 2024

En Espagne, et par conséquent en Catalogne, rien n'est jamais simple politiquement. Les élections du 12 mai y étaient très attendues pour au moins trois raisons. Le poids spécifique de cette région d’abord, avec 15% de la population et 19% de la richesse produite. Sa singularité culturelle et politique ensuite, manifestée notamment par la question de l'indépendance, qui y a obstrué l'horizon politique depuis près de quinze ans. Enfin, le fait que la stabilité de la coalition au pouvoir à Madrid, dirigée par le socialiste Pedro Sanchez, dépend en partie de son alliance avec les indépendantistes catalans, ERC et surtout Junts (le parti de Carles Puigdemont).

Le résultat du scrutin est clair. Le Parti socialiste catalan (PSC) de Salvador Illa se détache en tête avec 42 sièges (+ 9) et peut dès lors revendiquer la présidence de la Généralité. Pour cela, il s'est déclaré ouvert à discuter avec tout le monde, sauf l'extrême droite (Vox, Alliance Catalane).

Cette victoire a pour corolaire l’échec de Junts en dépit de son avance de dernière minute : 35 sièges (+3). Ce parti arrive certes en deuxième position et prend la tête du camp indépendantiste, mais n'a pratiquement aucune chance de conquérir la Généralité. La légère poussée de Junts va de pair avec une nette défaite d’ERC qui perd 13 sièges et dégringole sévèrement à la troisième place : avec 20 sièges, il perd la présidence de la Généralité ainsi que la prééminence au sein des indépendantistes. Cette défaite est d'autant plus amère que c'est Pere Aragones, ancien président ERC de la Généralité qui, incapable de faire voter son projet de budget – pourtant expansif – avait convoqué des élections anticipées, qu'il a donc perdues. 

On observe par ailleurs un remarquable progrès du Partido Popular (PP, droite de gouvernement), qui obtient 15 sièges (+ 12), mais en partant toutefois de si bas que cela ne lui donnera pas un impact décisif sur la vie politique en Catalogne. Son succès vient notamment de la disparition de Ciudadanos (6 sièges en 2021), qui en 2018 était pourtant arrivé en tête, mais n'avait rien su faire de sa victoire. 

Avec 11 sièges, Vox se maintient et talonne le PP. Le vote en faveur de ces deux formations représente à la fois le rejet des indépendantistes et la méfiance à l'égard du PSC, enclin à négocier avec au moins une partie d'entre eux (ERC). 

On note enfin le recul de Sumar-Comunes (6 sièges, - 2) et de la CUP (indépendantistes anticapitalistes, 4 sièges,- 2), et l’entrée au Parlament de l'Alliance Catalane (indépendantistes d'extrême droite, 2 sièges).

La synthèse de ce résultat est le renversement de majorité parlementaire en Catalogne : indépendantiste en 2021, constitutionnelle en 2024, et c'est bien cela le fait politique à retenir, car il marque un changement d'époque. Les indépendantistes ont de grandes chances de perdre la Généralité, et l'on peut dès lors entrevoir la fin du « procès » qui avait culminé en 2017 avec le référendum illégal et la déclaration unilatérale d'indépendance. En ce sens, ce résultat est aussi une victoire pour le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez, dont il légitime la politique à l'égard de la Catalogne, en particulier la si controversée loi d'amnistie. Inversement, si Junts avait pu prendre la tête d'une alliance indépendantiste majoritaire, c'eût été pour Sanchez un grave échec. Peut-être rédhibitoire.  

La difficulté réside dans le fait qu'une majorité arithmétique – donc seulement potentielle – n'est pas encore une réalité politique. Pour prendre une comparaison rugbystique, Illa a sans doute marqué un bel essai, mais sa transformation – décrocher l'investiture – sera tout sauf facile, et le risque de blocage est élevé.

Le Parlement de Catalogne comporte 135 sièges, la majorité est à 68. Le PSC et son allié naturel Sumar n'en atteignent que 48. Manquent 20. Le PP, dont la priorité est de barrer la route aux indépendantistes, pourrait entrer en ligne de compte. Cela s'est vu l'année passée à Barcelone, où il a permis l'accession à la mairie du socialiste Collboni pour empêcher Junts de s'en emparer. Mais, même si une telle alliance est tactiquement envisageable, avec les 15 sièges du PP elle ne fait pas le compte.  Et puis, celui-ci vient de déclarer qu'il n'était pas question de favoriser l'investiture d'Illa. 

Dès lors, la seule possibilité pour ce dernier réside dans une alliance transversale dite tripartite : PSC + Sumar + ERC. Et c'est ce à quoi ont appelé tant le PSC que Sumar, le cas échéant par voie d'un gouvernement minoritaire seulement appuyé par ERC. Une coalition similaire a existé à plusieurs reprises dans le passé, et signifierait le déplacement de la ligne de partage : un classique gauche/droite, et non plus le clivage indépendantistes / constitutionnalistes de ces dernières années. Ce qui scellerait par là même la normalisation de la vie politique en Catalogne, et la fin du procês. Or la clé de cette coalition se trouve chez ERC, qui justement à cause de ce changement de paradigme, n'y est pas prêt pour le moment.

Prenant acte de sa défaite, ERC a déclaré vouloir se situer dans l'opposition et Aragones, qui l'assume personnellement, se retire de la première ligne. Sans doute par crainte de passer pour des traîtres (botiflers) face à Junts qui est en période ascendante. Il subsiste toutefois une ambigüité dans le discours d'Aragones, qui a dit que c'est en agissant ainsi qu'il contribuerait le mieux à éviter le blocage. Que faut-il comprendre de cette apparente contradiction ? Y a-t-il là un message subliminal, qui suggérerait que cette position pourrait changer dans certaines conditions ? On ne le sait pas aujourd'hui, et en fait rien d'autre ne l'indique (plutôt le contraire), mais nombre d'observateurs se perdent en conjectures. 

Car, à part cette coalition tripartite, on ne voit pas d'alternative. Dans son discours, Aragones a bien suggéré que le PSC et Junts n'avaient qu'à s'entendre (ils totalisent 77 sièges). Mais vu leurs positions antagoniques, cela doit être soit une boutade, soit la façon choisie par ERC de se déclarer hors-jeu. Junts, pour sa part, compte bien présenter Puigdemont à l'investiture et appelle ERC à soutenir sa démarche. En vain jusqu'ici. La rupture entre ces deux branches de l'indépendantisme semble décidément consommée, et cela n'est pas près de s'arranger. L'argument est que leur coalition, minoritaire, réunirait toujours plus de sièges (54) que PSC + Sumar (48) et serait par là plus légitime. Mais, mis à part le refus d'ERC, cette formule supposerait l'abstention d'au moins une partie des socialistes, et il n'en est évidemment pas question. Anticipant son inévitable échec, Junts fait alors pression sur ERC pour qu'il refuse au moins l'investiture d'Illa, et menace également Sanchez de lui retirer son appui à Madrid, dans le but de forcer une répétition électorale en Catalogne. Cela donne l'impression d'un parti et d'un dirigeant dans l'impasse, mais prêts à tout pour continuer à exister. 

Car, si à la date du 15 août aucune investiture n'a pu être réalisée, il faudra procéder à de nouvelles élections, qui pourraient se tenir en octobre. Or, à part Junts et le PP, personne ne semble souhaiter un nouveau scrutin, qui ne ferait que prolonger la paralysie institutionnelle de la Catalogne. Notamment les citoyens, confrontés à des difficultés très concrètes d'approvisionnement en eau, de déficit d'infrastructures (comme de transport), ou dans l'enseignement et la santé, auxquelles les réponses ne peuvent plus attendre.  Par exemple, les organismes patronaux catalans ont déjà fait part de leur impatience. Dans les prochaines semaines, ERC sera donc soumis à d'intenses pressions pour réviser sa position et accepter la tripartite. Et c'est sans doute son intérêt bien compris, car il aurait tout à perdre d'une répétition électorale dont il porterait la principale responsabilité. 

Bref la situation,  complexe, difficile, n'est pas encore décantée, et cela prendra du temps avant d'y parvenir. En particulier, les partis vont attendre les européennes du 9 juin pour voir si de nouveaux rapports de force en résultent. On a déjà souligné que le risque de blocage restait élevé,  surtout si personne ne veut bouger.  En même temps, c'est peut-être ce risque qui va finalement servir de repoussoir, et permettre d'avancer.  Et la question alors sera de savoir quel en sera le prix. Une première indication sera donnée lorsque le Parlement se réunira, qu'en sera élu le Président et le bureau constitué. Les indispensables alliances qu'il faudra nouer pour cela seront sans doute une préfiguration de ce qui pourrait se passer pour l'investiture.

Oui décidément, en Espagne, et par conséquent en Catalogne, politiquement, rien n'est jamais simple.